On trouvera peut-être singulier qu’un ingénieur qui pouvait faire son chemin dans son état en évoque un autre, générale-ment considéré comme inférieur en France, et de façon à y engager des candidats intelligents et curieux. Il faut croire que l’abbé Delecour me connaissait mieux que moi-même, puis- qu’il m’avait prédit ce destin.
J’ai commencé ma carrière dans les arsenaux du G.I.A.T. en 1979 et, grâce à un assez long séjour dans des usines homo-logues en Allemagne, j’ai deviné ce qui n’allait pas : un corps de direction dépourvu de l’esprit qui convient à l’industrie, une réglementation aussi peu adaptée à cette activité, l’absence de responsabilité réelle à tous les niveaux, et enfin l’attitude constante du gouvernement qui a tendu à écarter les arsenaux de la maîtrise d’œuvre des programmes d’armements les plus modernes, au point que la leur, pourtant fort étendue, a fini par s’en trouver dangereusement amoindrie.
Le climat politique, à l’époque, était tout à fait contraire au changement de statut, si bien que je me suis éloigné peu à peu en esprit, me contentant des améliorations que je pouvais obtenir là où je me trouvais. J’ignorais qu’une première tentative avait été faite en 1963, lorsqu’il était possible de constituer avec la maison Schneider ou à côté d’elle un groupe puissant de mécanique qui n’aurait pas dépendu des seules commandes militaires. On a laissé passer l’occasion sans se douter qu’elle ne se représenterait pas. Il est vrai que, dans les corps militaires chargés d’arsenaux, une minorité d’ingénieurs, mettant de côté l’intérêt de corps, prônait depuis 1957 au moins le changement de statut, plus ou moins secrètement. L’état apoplectique du G.I.A.T. permet enfin à l’un d’eux, ancien directeur des arme-ments terrestres, de dire la vérité en 1986.
Alors que le projet de loi tendant à donner au G.I.A.T. le statut de société nationale est enfin arrivé en discussion au Parlement, le mur de Berlin est abattu le 9 novembre 1989. C’était le devoir du ministre réformateur de penser aux conséquences de l’événement sur le G.I.A.T. et de retirer le projet de loi, s’il en était encore temps (le Sénat l’avait adopté en première lecture le 8), pour le représenter lorsque l’oiseau aurait été prêt à sortir de sa cage, ou au moins de demander au Président une seconde lecture du texte. Mais il a dû croire que le programme Leclerc serait maintenu. Les 1 400 chars prévus pour l’Armée devaient occuper les établissements pendant de longues années, alors que les 406 matériels effectivement commandés les ont mis dans un grand embarras. La société subsiste sous un autre nom (Nexter, celui de ses filiales), mais elle n’est qu’une petite portion de ce qu’elle était en 1990 et de ce qu’elle aurait pu de-venir après 1963. Il reste le souvenir d’un affreux gaspillage, suite des gaspillages précédents, lorsqu’il n’a pas fait place à l’oubli, un oubli bien rapide et quelque peu suspect, après tout ce qui s’était passé depuis 1936.
L’étude des arsenaux était pain bénit pour les sociologues à cause du système de castes qui y prévalait. Michel Crozier avait montré la voie dans son Phénomène bureaucratique, dont les deux cas pratiques sont la direction de Paris des chèques postaux et les manufactures des tabacs, étudiées vers 1955. J’ai cru que je ne réussirais pas dans cette voie, à cause de ma position et du genre de questions que j’aurais à poser à des personnes qui étaient plus que des témoins. La solution de l’étude historique supposait un rayon d’action beaucoup plus grand, des études plus longues pour un résultat aléatoire, mais au moins l’on ne refuserait pas de me répondre. Elle était compatible avec le rapport Engerand : une voix autorisée avait parlé officiellement, je ne pouvais plus y joindre la mienne dans le même registre et je devais tenter de montrer ce qu’avait été la réalité à l’époque précédente afin d’aider mon administration d’une autre manière ; cet espoir a été déçu. Et, si j’avais connu le statut actuel de l’histoire, je me serais abstenu.
Je m’y suis au contraire engagé et, en considérant le parti que j’ai tiré des archives, je n’ai pas à me plaindre des résultats obtenus. De l’étude des arsenaux de la Marine, je suis passé à la Marine elle-même, puis à l’ancienne fonction publique et aux finances publiques, le tout sur une période de trois siècles, en tirant des conclusions valables pour le temps présent. D’un autre côté, bien que j’aie suivi le cursus universitaire de la licence en 1988 au doctorat modèle 1984 en 2005, je suis resté un étranger : tel est le prix de la liberté intellectuelle. L’histoire n’est plus une science morale utile à tous, mais une simple discipline académique. Or, des historiens français par-mi les plus grands n’étaient pas des professionnels. Certains étaient venus à l’histoire et parlaient savamment de la partie qui était en rapport avec leur métier ; d’autres étaient des « amateurs », des « curieux », des « érudits »… et souvent des rentiers.
Le champ de l’histoire est infini, et certaines parties ont été mal explorées. L’ancien système de l’enseignement supérieur produisait un petit nombre de thèses d’État, qui étaient bonnes dans l’ensemble, parce que les bases de travail des étudiants l’étaient elles-mêmes. Le biais politique pouvait être repéré et, au moins partiellement, éliminé. Le grand chambardement de l’enseignement primaire et secondaire à partir de 1963 a porté un coup terrible aux disciplines littéraires ainsi qu’à la langue. Puis la grande thèse a été remplacée par la petite, sans filtrage sérieux des étudiants à ce niveau, si bien que l’on dispose d’une énorme quantité de mémoires dont la plus grande partie est inutilisable. Le choix y est pourtant aussi nécessaire que difficile, et ils ne peuvent inspirer, à beaucoup près, la même confiance que les anciennes thèses d’État. On a dit que la thèse devait, dans l’intérêt même de la science française, être alignée sur le PhD : les comparaisons que j’ai pu faire ne sont pas à son avantage.
Que conseiller donc à un jeune que l’histoire attire, qu’il ait ou non un métier en mains ? Quand je dis histoire, je pense à la recherche historique, écartelée entre le C.N.R.S. où, depuis 1982, l’on est censé être chercheur à vie, et l’Université, où il est difficile de conjuguer recherche et enseignement et où la recherche tend à n’être qu’un moyen d’avancement. Il vaudrait mieux, dans l’intérêt de la science, donner aux enseignants la possibilité de mener des recherches à plein temps qui seraient définies dans des contrats passés avec l’université d’emploi : on serait enseignant et chercheur non pas simultanément mais successivement, il n’y aurait plus de chercheurs à vie et bien des enseignants ne feraient plus de recherche.
Les chercheurs dans mon genre gardent une place dans la recherche historique, sinon dans le corps des professeurs des universités ou celui des directeurs de recherches du C.N.R.S. Ils peuvent lui faire faire des progrès par un regard direct sur des faits comparables, ils sont irremplaçables dans certains domaines et leur concurrence permet quelquefois de réveiller des esprits endormis. La méthode historique est facile, et il est gratifiant de mieux comprendre par l’étude le monde dans lequel on vit et de se mettre ainsi en état d’influencer ceux qui ont le pouvoir d’agir en grand. D’autres sciences humaines sont également utiles, quand elles sont utilisées à bon escient. Le problème est qu’elles ont perdu leurs auteurs et leur public naturel hors de l’Université. Cependant, il est encore permis de penser que ceux qui en sont réellement capables parviendront un jour à relever les études littéraires en France.